Extrait du GUIDE DU VOYAGEUR EN ALGERIE par QUETIN (1848 )
(On peut consulter le document complet sur le site
http://gallica.bnf.fr/ ).
Voici une intéressante description du chemin menant des confins de
la Mitidja jusqu'à la région du Ruisseau des singes
au temps où les lions de l'Atlas étaient encore nombreux.
" Route 1. Pérégrination d'Alger à Médéa
(Le voyage avait eu lieu en 1845)
[...] La Mitidja s'ondule en petites collines en montant vers l'Atlas ; elle
s'enfonce en entonnoir vers l'endroit où les lauriers-roses de la Chiffa, de
Sidi-el-Kebir, du ruisseau de Blida et de celui des Beni-Massoud, se flanquent de grands
taillis et d'arbres véritables en place des jujubiers, broussailles de la plaine. La
montagne, avec sa verdure sombre et non interrompue, commence au premier café arabe; où
mon guide me fit boire le coup de l'étrier. La flore est toujours celle du bassin de la
Méditerranée : c'est la garigue de Montpellier; par l'yeuse, le lentisque, le
micocoulier et le pin d'Alep; la Sardaigne, la Sicile, l'Espagne, la Calabre, par le
caroubier et le palmier éventail; la Palestine et la Corbière, par le grand genévrier
et le genièvre commun; ce serait l'Asie-Mineure et le Liban, si la ,belle forêt de
cèdres, d'où des Hercules sapeurs expulsent en ce moment les lions, n'était pas sur un
rameau de l'Atlas plus éloigné. Au plus haut de la vallée, quand la route gravit à
droite le col appelé Nador pour atteindre le plateau de Médéa ; le frôlement de
gousses enflées vous signale le baguenaudier dès longtemps acclimaté dans nos jardins.
Le Nador et le plateau offrent en abondance la chausse-trape bleue ; dont les moutons
accrochent la graine épineuse que le commerce semait sur les plages du Languedoc en y
lavant les laines de Barbarie. Les premières pluies d'automne feront refleurir l'acanthe,
le cyclamen et cent liliacées. Pour les naturalistes accoutumés aux harmonies de la
géographie botanique cette flore annonce un terrain calcaire reconnaissable partout
où le rocher est à nu. Seulement le calcaire, mêlé à une certaine proportion
d'alumine et de magnésie a une tendance marquée vers le schiste; il est fibreux quand
il n'est pas feuilleté; souvent il est luisant et gras. De véritables marbres noirs
veinés de blanc forment des couches assez épaisses pour l'exploitation, et entre ces
deux natures de roche se place ce calcaire ardoisé fort dur dont quelque carrière
remplacera les tavagna ou grandes dalles d'ardoises italiennes tant employées dans
l'architecture algérienne. Au sommet du Nador un grès un peu calcaire aussi est
exploité pour ferrer les rampes du col, là où elles sont taillées dans des argiles
plastiques que la moindre humidité rendrait très glissantes.
Mais pour tout voyageur savant ou amateur, la véritable
originalité de la vallée de la Chiffa se rencontre aux
quatre premières lieues, resserrées entre deux montagnes
presque verticales où chaque pas fait découvrir un site
sauvage, un aspect imposant, un spectacle imprévu, mais toujours
délicieux. Faites vos paquets, oisifs de Marseille,
désœuvrés de Paris, n'allez plus chercher au loin
des paysages pittoresques usés par le tourisme.
L'Atlas offre cent vallées où les artistes commencent
à venir s'inspirer. Celle de la Chiffa est à trois heures
de Blida, à neuf heures d'Alger et Alger est à deux
jours de Marseille à cinq journées de Paris. Les plateaux
qui la dominent y versent leurs eaux par des ravins; le rocher qui
encadre la rivière est tout percé de sources. Un filet
d'eau qui coule entretient une verdure très fraîche
où de jolies fleurs se marient heureusement aux lianes, aux
mousses, aux arbustes. Quand le ravin est un peu large, il se remplit
de futaies entremêlées, précipitées comme
une avalanche. Mais. le comble de la gloire, c'est que l'eau qui
fertilise toutes ces plantes est visible pendant les chutes et les
ressauts de son cours, et cet accident n'est pas rare. Le plus
remarquable se trouve près du point le plus
rétréci de la vallée, quatre ou cinq filets
principaux argentent la montagne sur près de 100 mètres
de hauteur. L'eau, sans tomber verticalement, roule et se brise en
écume sur des pentes très roides. bouches gracieuses
auxquelles les salicaires, les oléandres forment des
lèvres rosées, sauvages et blanches dentures
encadrées d'une barbe touffue d'yeuses , de lentisques et de
caroubiers. Les Parisiens, presque autant que les Marseillais,
connaissent les cascatelles des Aigalades, qu'une aimable et
spirituelle Egérie défend en ce moment même contre
les attaques des ingénieurs. Qu'on se les figure
allongées cinquante fois, et on aura une idée de la
svelte cascade de la Chiffa.
Au printemps, l'harmonie de ces musiciens dominait la grande voix des
cascades et de la rivière: Les singes, qui vivent presque en
l'air, sautillent sur les arbres, et viennent se baigner et jouer dans
l'eau aux moments où la route est solitaire. C'est alors que les
cabaretiers français les épient et les traquent. Les
cafés arabes sont abandonnés le soir par leurs
maîtres. Les deux cabarets ont un hôte la nuit et le jour.
L'un est logé dans une masure où l'on exploite du
plâtre au bas du Dahor; son rival, placé au milieu de
l'étape, n'a encore qu'une cabane en branchages appuyée
à quelques gros oliviers. L'emplacement est trop bien choisi
pour qu'une auberge solidement bâtie ne s'y élève
avant peu. [...] "