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Les norias de mon enfance à Birkadem
Marcel Pérez Janvier 2007
Dans les années cinquante, comme dans bien des pays, on trouvait
à Birkadem des norias encore en activité dans la plupart
des fermes et des propriétés. Et elles étaient nombreuses, comme on peut le voir
sur les anciens plans du village.
Mais au cours des années soixante, leurs tintements si
caractéristiques qui faisaient partie de notre paysage sonore
ont peu à peu disparu pour laisser place au sifflement sourd des
pompes électriques après qu'on eut
dépouillé les pauvres machines de tous leurs attraits:
leurs roues, leurs chaînes et leurs godets.
"Notre" noria, la noria de chez Juan
C'est ainsi qu'un soir de 1957 ou 58, intrigués par un son
nouveau, nous nous sommes précipités dans notre
cour pour nous rendre compte avec un pincement au coeur que nous
n'entendrions plus jamais le chant de la noria de chez Juan. Cette
famille de
cultivateurs, les Juan-Coll avait loué de 1939 à
1953 la
propriété Genty sur
laquelle donnait notre cour. Elle y cultivait des carottes, des
pommes-de-terre et quelques arbres frutitiers (agrumes et figuiers). La
terre avait ensuite été cultivée par
un des jumeaux Pons qui, lui,
produisait des fleurs.
"Notre" noria venait de se taire à jamais.
Le progrès, disait-on.
Normal!
Normal, peut-être, mais bien triste pour nous qui aimions en
observer les complexes rouages, le long chapelet de métal qui,
des profondeurs de la terre, remontait lentement les godets
ruisselants. Arrivés au bout de leur course, à notre
grand plaisir, ces godets s'inclinaient soudain pour répandre le
précieux liquide que captait une canalisation qui le
déversait ensuite dans le bassin de rétention.
Celui ou celle qui, sous un soleil de plomb, n'a jamais nagé
dans un bassin alimenté par une noria en activité ne peut
connaître ce plaisir indicible que nous avions, enfants, à
nous bousculer pour nous maintenir juste quelques instants au-dessous
de la buse lorsqu'elle déversait son flot glacé. Des
souvenirs inoubliables et d'autant plus chers qu'ils étaient
rares. En effet, si nous parvenions aisément à plonger
dans le bassin lorsque personne ne nous voyait, les occasions de nous y
baigner alors que la noria tirait de l'eau du puits étaient
moins fréquentes.
Et quand nous pouvions être sur place pendant l'irrigation des
talus, c'était aussi la joie. Le tracé des sillons
était conçu pour que les pertes d'humidité soient
minimes. Nous attendions que l'eau jaillisse du bas de la citerne et
nous courions très vite au-devant d'elle pour la voir parcourir
ses étapes obligées, la voir essayer de passer par-dessus
les bords des rigoles sans y parvenir, ou, en fin de course, se laisser
parfois absorber par le sol avant même d'avoir atteint la fin de
son voyage. Nous admirions avec envie les ouvriers qui de quelques
habiles coups de pioches "réglaient la circulation", Ils
savaient comme personne bloquer ou ouvrir le chemin de cette manne
nourricière qui abreuvait la terre desséchée. Ils
nous épataient. Mais ils perdaient parfois patience devant notre
excitation et nous chassaient alors de façon impitoyable s'ils
nous trouvaient trop envahissants.
La noria des Guibbaud
Chez les Guibbaud dont le jardin jouxtait les terres de Pitavy. les choses ne se passaient pas de la même manière.
La propriété était plus petite. On ne pouvait
s'approcher du bassin et c'était un système
constitué de plusieurs petits canaux construits en dur qui
irriguait le jardin. Nous y allions souvent car notre grand-mère
habitait au rez-de-chaussée de la villa Guibbaud. Cette villa,
on l'atteignait en montant la côte des vanniers, ce chemin qui
montait à flanc de colline et qu'on empruntait depuis la Rue du
14 Juillet entre la fontaine publique proche des établissements
Tixidor, et la villa Bonafous, juste en face du salon de coiffure de
Marcel Aubert et du magasin de cycles Chibane.
Ma soeur Paulette se souvient bien du jardin des Guibbaud lors de nos
visites chez notre grand-mère. Voici ce qu'elle en dit :
"Je la revois couler, cette eau fraîche, dans les canaux. Je
l'entends chanter, quand on débouchait un canal en remontant la
porte de métal qui servait de vanne, pour la diriger dans un
autre, afin d'étancher la soif de chaque arbre. Monsieur Guibaud
était un parfait jardinier, mais sans son alliée, cette
noria, ses efforts auraient été vains. En Andalousie,
j'ai retrouvé, à l'Alhambra, cette eau si
précieuse, maîtrisée, pour mieux la diriger, pour
mieux l'entendre chanter, et j' ai repensé à nos norias,
nos fontaines d'Algérie."
Le chant de la noria
Le chant de la noria dans la soirée ou dans la nuit est
indissociable de notre enfance, Je ne parle pas seulement de celles qui
nous étaient proches. Il y en avait partout où nous
allions !
Nous avons longtemps regretté ce "clink... clink... clink...
clink... clink" métallique, parfois hésitant, qui
s'élevait en fin d'après-midi, plus tard le soir et dans
la nuit, en fonction de la disponibilité de l'eau dans le puits
et des besoins en arrosage des cultures.
Cette musique, dans ma mémoire, lorsque nous passions une
dernière fois dans notre propre jardin pour arroser nos plantes
avant la nuit, est irrémédiablement alliée
à des senteurs. Âcreté de la terre qu'on arrose,
parfums mêlés du basilc et de la menthe, musc des
giroflées, fumée qui se glissait subrepticement jusque
chez nous le long du premier talus depuis la Côte des vanniers
provenant des feux que ces artisans allumaient en fin de journée
pour brûler les résidus d'osiers.
À tout cela venait souvent s'ajouter l'odeur du "revenu"
émanant de notre cuisine, et qui nous poussait à deviner
si nous allions avoir au souper de la fritanga, de oliaigou, des
poivrons frits, de l'agneau au cumin ou une poêle de riz.
Ce chant, nous ne l'entendrons probablement plus jamais. Les norias
encore en activité ailleurs dans le monde ne semblent pas
être conçues de la même façon. Le plus
souvent, elles sont munies de roues à aube. Leur chant ne peut
être le même.
Si j'étais musicien, j'essaierais de découvrir une
façon de reconstituer ces sons pour me les repasser, les yeux
fermés, et remonter un peu dans le temps.
Mais que sont devenues les norias de Birkadem ?
Nos norias se sont tues, depuis bien longtemps, mais pourrions-nous encore au moins en voir quelques-unes ?
C'est une question que je me suis souvent posée.
Et lorsque, sur le site de mon frère Roger, j'ai écrit
mon premier texte sur le Birkadem de mon enfance, j'ai bien
évidemment parlé de ma colline inspirée et de sa
chère noria,
Et des gents ont été touchés par ce texte et m'ont écrit pour me le dire.
Et j'ai su alors que la colline était totalement couverte
d'immeubles d'habitation, qu'une maison de 3 étages
remplaçait la mienne, ma cour et mon jardin et que le puits et
le bassin de chez Juan n'existaient plus depuis longtemps.
On peut comprendre que la vie continue, que le monde change. Que les besoins sont grands en habitations.
Mais il est triste de voir les espaces verts diminuer autant. Mon
épouse qui a vécu dans une ferme de Provence dans les
années cinquante a perdu elle aussi tous les points de
repère de sa petite enfance.
Il ne reste presque rien de la ferme.
Un centre commercial y trône fièrement.
Ainsi va la vie.
Mais est-ce vraiment ainsi que la vie doit aller? Apprendrons-nous un jour à ralentir le rythme?
Des nouvelles aussi réjouissantes qu'inattendues!
Mais voilà qu'un jour, un Birkhadémois qui avait lu mon
texte, intrigué par cette question, me promet d'essayer de
retrouver des norias dans le village et part à leur recherche.
Très vite il découvre que la noria de l'ancienne propriété Guibbaud existe toujours.
Et même si son mécanisme est envahi par la
végétation, elle a survécu à l'urbanisation
de la colline.
Son propriétaire actuel lui permet d'en prendre des photos, que voici.
Plusieurs mois plus tard Hamza Ould Mohand réussit à nouveau à faire des miracles.
Il découvre, au-dessus du bâtiment des Soeurs Blanches une
autre noria qui a relativement bien résisté aux assauts
du temps.
Lorsque j'ai reçu il y a quelques semaines les photos qu'il en a
prises, je dois dire que j'étais particulièrement heureux
!
Merci Hamza pour ces recherches et ces photos ! Nous vous en sommes très reconnaissants.
Pour voir les autres photos de
cette noria retrouvée par Hamza....
On
parle des norias
de Birkadem dans Alger-Hebdo (11 mai 06)....
Janvier 2007
Anatomie d'une noria par Robert Pérez
Décembre 2006
D'autres norias
découvertes par Hamza à Birkadem et Saoula
Décembre 2006
Les
Llorens, constructeurs de norias à Birkadem
Décembre 2006
La noria d'Ampus (Var)
Les norias de Toulouse. Photos de
Christophe Pace...
Dossier
sur la technologie des norias ....
Ceux qui chantent les norias :
Un
beau texte : « Le chant des norias »
Un
autre beau texte : « Une maison dans le Sahel
Si vous avez des photos de norias anciennes
ou des photos récentes de norias retrouvées au village ou
ailleurs, en Algérie ou même en France, faites-les-nous
parvenir. Nous nous ferons un plaisir de les afficher pour les partager
avec les amis de Birkadem.