Dans les
années cinquante, comme dans bien des pays, on trouvait
à
Birkadem des norias encore en activité dans la plupart des
fermes ou des propriétés. Et
elles étaient nombreuses, comme on peut le voir sur les
anciens plans
du village.
Mais au cours des années soixante, leurs tintements si
caractéristiques qui faisaient partie de notre paysage
sonore ont peu à
peu disparu pour laisser place au sifflement sourd des pompes
électriques après qu'on eut
dépouillé les pauvres machines de tous leurs
attraits: leurs roues, leurs chaînes et leurs godets.
"Notre" noria,
la noria de "chez Juan"
C'est ainsi qu'un soir de 1957 ou 58, intrigués par un son
nouveau, nous nous sommes précipités dans notre
cour pour nous rendre compte avec un pincement au coeur que nous
n'entendrions plus jamais le chant de la noria de chez Juan. Cette
famille de
cultivateurs, les Juan-Coll, avait loué de 1939 à
1953 la
propriété Genty sur
laquelle donnait notre cour. Elle y cultivait des carottes, des
pommes-de-terre et quelques arbres frutitiers (agrumes et figuiers). La
terre avait ensuite été cultivée par
un des jumeaux Pons qui, lui,
produisait des fleurs.
"Notre" noria venait de se taire à jamais.
Le progrès, disait-on! Normal!
Normal, peut-être, mais bien triste pour nous qui
aimions observer les complexes rouages de ces machines d'un
autre
âge, le long chapelet de métal
qui, des profondeurs de la terre,
remontait lentement les godets ruisselants. Arrivés
au bout
de leur course, sous nos yeux intrigués, ces godets
s'inclinaient soudain pour
répandre le précieux liquide que captait une
canalisation
qui le déversait ensuite dans le bassin de
rétention.
Celui ou celle qui, sous un soleil de plomb, n'a jamais nagé
dans un bassin alimenté par une noria en activité
ne peut connaître ce plaisir indicible que nous avions,
enfants, à nous bousculer pour nous maintenir juste
quelques instants au-dessous de la buse lorsqu'elle
déversait son flot
glacé. Des souvenirs inoubliables et d'autant plus chers
qu'ils étaient rares. En effet, si nous parvenions
aisément à plonger dans le bassin lorsque
personne ne nous voyait, les occasions de
nous y baigner alors que la noria tirait de l'eau du puits
étaient moins fréquentes.
Et quand nous pouvions être sur place pendant l'irrigation
des talus, c'était aussi la joie. Le
tracé des sillons était conçu
pour que les pertes d'humidité soient minimes. Nous
attendions que l'eau
jaillisse du bas de la citerne et nous courions très vite
au-devant d'elle pour la voir parcourir ses étapes
obligées, la voir essayer de passer par-dessus les
bords des rigoles sans y parvenir, ou, en fin de course, se laisser
parfois absorber par le sol avant même d'avoir
atteint la fin de son voyage. Nous admirions avec envie les ouvriers
qui
de quelques habiles coups de
pioches "réglaient la circulation", Ils savaient comme
personne bloquer ou ouvrir le chemin de cette manne
nourricière qui abreuvait la terre
desséchée. Ils nous épataient. Mais
ils perdaient parfois patience
devant notre excitation et nous chassaient alors de façon
impitoyable s'ils nous trouvaient trop envahissants.
La noria des
Guibbaud
Chez les Guibbaud dont le jardin jouxtait les terres de Pitavy. les
choses ne se passaient pas
de la même manière.
La propriété était plus petite. On ne
pouvait s'approcher du bassin et c'était un
système constitué de plusieurs petits canaux
construits en dur qui irriguait le
jardin. Nous y allions souvent car notre grand-mère habitait
au rez-de-chaussée de la villa Guibbaud. Cette villa, on
l'atteignait en
montant la côte des vanniers, ce chemin qui montait
à flanc de colline et qu'on empruntait depuis la Rue du 14
Juillet
entre la fontaine publique proche des établissements
Tixidor, et la
villa Bonnafoux, juste en face du salon de coiffure de Marcel
Aubert et du magasin de cycles Chibane.
Ma soeur Paulette se souvient bien du jardin des Guibbaud lors de nos
visites chez notre grand-mère. Voici ce qu'elle en dit :
"Je la revois couler, cette eau fraîche,
dans les canaux. Je l'entends chanter, quand on
débouchait un canal en remontant la porte de
métal qui servait de vanne, pour la diriger dans un autre,
afin d'étancher la soif de chaque
arbre. Monsieur Guibaud était un parfait jardinier, mais
sans son alliée, cette noria, ses efforts
auraient été vains. En Andalousie, j'ai
retrouvé, à l'Alhambra, cette eau si
précieuse, maîtrisée, pour
mieux la diriger, pour mieux l'entendre chanter, et j' ai
repensé à nos norias, nos fontaines
d'Algérie."
Le chant de la
noria
Le chant de la noria est indissociable de
notre enfance,
Nous avons longtemps regretté ce "clink... clink... clink...
clink... clink" ou
"clin-keu... clin-keu... clin-keu...
clink..." ou encore "ding gue ding geu ding" parfois
hésitant, qui s'élevait en fin
d'après-midi, plus tard le soir et dans la
nuit, en
fonction de la disponibilité de l'eau dans le puits et des
besoins en arrosage des cultures.
Chaque noria possédait sa propre musique sur un ton plus
aigu ou
plus grave selon les caractéristiques de son
mécanisme.
Nous savions distinguer le chant de celle des Juan de celle des
Guibbaud.
Cette musique, dans ma mémoire, lorsque nous passions une
dernière fois dans notre propre jardin pour arroser nos
plantes
avant la nuit, est irrémédiablement
alliée
à des senteurs. Âcreté de la
terre qu'on
arrose, parfums mêlés du basilc et de la
menthe, musc
des giroflées, fumée qui se glissait
subrepticement
jusque chez nous le long du premier talus depuis la Côte des
vanniers provenant des feux que ces artisans allumaient en fin de
journée pour brûler les résidus
d'osiers.
À tout cela venait souvent s'ajouter l'odeur du "revenu"
émanant de notre cuisine, et qui nous poussait à
deviner
si nous allions avoir au souper de la fritanga, de oliaigou, des
poivrons frits, de l'agneau au cumin ou une poêle de riz.
Ce chant, nous ne l'entendrons probablement plus jamais. Les
norias encore en activité ailleurs dans le monde ne semblent
pas
être conçues de la même façon
que les nôtres. Le plus
souvent, elles sont munies de roues à aube. Leur chant ne
peut
être le même.
Si j'étais musicien, j'essaierais de découvrir
une
façon de reconstituer ces sons pour me les repasser, les
yeux
fermés, et remonter un peu dans le temps.
Mais que sont
devenues les norias de Birkadem ?
Elles se sont tues, depuis bien longtemps, avant même le début des années 60, mais pourrions-nous encore
au moins en voir quelques-unes ?
C'est une question que je me suis souvent posée.
Et lorsque, sur le site de mon frère Roger, j'ai
écrit
mon premier texte sur le
Birkadem de mon enfance, j'ai bien
évidemment parlé de ma colline
inspirée et de sa
chère noria,
Et des gens ont été touchés par ce
texte et m'ont écrit pour me le dire.
Et j'ai su alors que la colline était totalement
couverte
d'immeubles d'habitation, qu'une maison de 3 étages
remplaçait la mienne, ma cour et mon jardin et que le puits
et
le bassin de chez Juan n'existaient plus depuis longtemps.
On peut comprendre que la vie continue, que le monde change, que les
besoins sont grands en habitations.
Mais il est triste de voir les espaces verts diminuer autant.
Mon
épouse qui a vécu dans une ferme de Provence dans
les
années cinquante a perdu elle aussi tous les points de
repère de sa petite enfance.
Il ne reste presque rien de la ferme.
Un centre commercial y trône fièrement.
Ainsi va la vie.
Mais est-ce vraiment ainsi que la vie doit aller? Apprendrons-nous un
jour à ralentir le rythme?
Des nouvelles aussi
réjouissantes qu'inattendues!
Mais voilà qu'un jour, un Birkhadémois, Hamza
Ould Mohand qui avait lu mon
texte, intrigué par cette question, me promet d'essayer de
retrouver des norias dans le village et part à leur
recherche.
Très vite il découvre que la noria de l'ancienne
propriété Guibbaud existe toujours.
Et même si son mécanisme est envahi par la
végétation, un figuier sauvage très
vigoureux, elle a survécu à l'urbanisation
de la colline.
Son propriétaire actuel lui permet d'en prendre des photos,
que voici.
Plusieurs mois plus tard Hamza réussit à nouveau
à faire des miracles.
Il découvre, au-dessus du bâtiment des Soeurs
Blanches une autre noria qui a relativement bien
résisté aux assauts du temps.
Lorsque j'ai reçu les
photos
qu'il avait prises, je dois dire que j'étais
particulièrement
heureux !